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Traiter les faits sociaux comme des choses (Fabien Bekale)

          Dans Les règles de la méthode sociologique, œuvre écrite en 1895 par Emile Durkheim, sociologue français du XIXe siècle, l’auteur résume l’objet de la sociologie et la méthode à appliquer pour pratiquer cette discipline. Dans cet ouvrage, le projet sociologique de l’auteur, considéré comme le père de la sociologie française, apparait clairement. Il cherche en effet à fonder la sociologie comme une science nouvelle et à l’établir institutionnellement ; ce livre répond à cette ambition ou il définit les règles méthodologiques à suivre pour une étude sociologique. La première règle et la plus fondamentale résulte de l’idée selon laquelle « il faut traiter les faits sociaux comme les choses ». Il s’agira d’abord de définir le concept de fait social et de chose avant d’expliquer cette citation célèbre de Durkheim.
                                                                                             I-Approche définitionnelle

               1-Qu’est-ce qu’un fait social ?
       
  On entend par fait social toute manière de faire fixer ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure. Il se distingue par trois caractéristiques à savoir la coercition (manifestation des faits sociaux hors de l’individu sans que ce dernier ne soit conscient de son existence), l’extériorité (manière de penser, d’agir, de sentir qui existe en dehors des consciences individuelles et qui exerce une contrainte sur l’individu), et la récurrence (elle porte sur un phénomène régulier, constant).               
                   2-Qu’est-ce qu’une chose ?
        
          Dans les grands courants de la sociologie (2011), Pierre Bréchon atteste que « la chose, c’est ce qui est posée devant nous, ce qui se donne à observer de l’extérieur. La chose s’oppose ainsi à l’idée que l’on peut connaitre par un simple travail d’introspection. En d’autre terme, les faits sociaux ont une existence indépendamment des hommes qui les pensent ou les observent. » Est chose tout objet de connaissance qui n’est pas naturellement à l’intelligence, tout ce dont nous ne pouvons-nous faire une notion adéquate par un simple procédé d’analyse mentale, tout ce que l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à condition de sortir de lui-même, par voie d’observations et d’expérimentations. La chose c’est ce que nous ne pouvons pas facilement appréhender par simple regard. On peut dire d’après Durkheim que toute science est une chose, hormis peut-être, les mathématiques. Pour Durkheim, La chose, c’est ce qui s’impose à nous de l’extérieur.  
         La chose, c’est aussi ce qu’on appelle en méthodologie l’ « objet » c’est-à-dire ce sur quoi porte notre étude et qu’on observe de l’extérieur.

     II-Traiter les faits sociaux comme des choses
        
           De façon simple, cela voudrait dire qu’il faut observer les faits sociaux de l’extérieur, sans se laisser aveugler par les idées que nous avons déjà à leur égard. Considérer les faits sociaux comme des choses, cela veut aussi dire repousser toutes les prénotions, toutes les idées vagues et préconçues que le commun des mortels a sur les êtres. Ces idées communes nous empêchent d’analyser objectivement, sans a priori, les réalités sociales. Il faut donc une distance par rapport aux choses, ne pas s’y impliquer émotionnellement. Michel Liment dans Histoire des idées sociologique affirme que : « La sociologie, en tant que science, peut et doit aider à la compréhension et à la gestion des phénomènes sociaux mais il est également de son devoir de rester libre de toute entrave idéologique et politique ».
         Durkheim appelle à rompre avec les prénotions (terme qu’il emprunte au philosophes français Bacon) avant et afin de s’engager dans une démarche sociologique. C’est là selon lui, « la base de toute méthode scientifique », dont le doute méthodique de Descartes ne serait qu’une application.
        Produit de l’expérience, les prénotions sont formées « par la pratique et pour elle ». Elles sont dont indispensables à la vie en société. Par contre, d’un point de vue théorique, elles peuvent être « dangereuses ». Si le sociologue travaille au niveau de ces idées toutes faites, il développe en effet une « analyse idéologique » et non une « science des réalités » ; il n’accède pas aux choses, mais à un « substitut » de celle-ci. Ces prénotions sont en outre trompeuses : « Elles sont comme un voile qui s’interpose entre les choses et nous et qui nous les masques d’autant mieux qu’on le croit plus transparent ». Mais, selon Durkheim, c’est en sociologie qu’il est plus difficile de s’en affranchir. En effet, nous avons tous des idées sur la société, l’Etat, la famille, la justice, etc. Il s’agit de terme que l’on emploie sans cesse dans le langage courant et qui produisent en nous « des notions confuses, mélanges indistincts d’impressions vague, de préjugés et passions ».
         Il s’agit aussi de prendre une distance par rapport aux choses. La distanciation, c’est le premier travail du sociologue. Il s’agit de prendre du recul face aux phénomènes que l’on veut étudier. Cela consiste également à observer les phénomènes sans ce laissé aveugler par toutes les idées que nous avons déjà à leur égard. C’est un effort d’objectivation. La distanciation veut aussi dire qu’on doit repousser toutes les prénotions toutes les idées vagues et préconçues car elles empêchent d’analyser objectivement la réalité sociale. La distanciation consiste à prendre une distance par rapport aux choses ne pas s’y impliquer émotionnellement.
          « Traiter les faits sociaux comme des choses » consiste également à opérer une rupture épistémologie qui est le passage du sens commun (fausses évidences) au sens sociologique. La rupture épistémologique est un changement de système de représentation, un changement de référentiel de la pensée. La rupture épistémologique a pour but de rompre avec les prénotions. La rupture épistémologique désigne, dans l’approche de la connaissance, le passage qui permet de connaitre réellement en rejetant certaines connaissances antérieures qu’il serait nécessaire de détruire pour que se révèle la connaissance nouvelle. 
         La vigilance épistémologique se doit d’être plus stricte dans les sciences sociales concernant l’homme à cause de sa familiarité avec l’univers social étant donné que le professionnel aurait pour tendance à pratiquer la sociologie spontanée, c’est-à-dire non réfléchie.
         Les notions du sens commun prennent une place tellement importance dans notre société que le but est de mettre en place des techniques d’objectivations.
         La vigilance épistémologique est de mise à cette fin et se conçoit dans cette veine comme une espèce d’autocritique que les sociologues doivent s’administrer afin de mettre au jour le teneur des catégorisations et des classifications issues de leur propre personne, en tant que membre de la société, et des outils théoriques et méthodologiques qu’il mobilisent afin de produire la connaissance sociologique sous la forme de l’explication basée sur les « relations objective ». Outre la nécessité de se constituer un objet qui lui soit propre, la sociologie à ses débuts doit se constituer une méthode de recherche scientifique et rigoureuse. Durkheim préconise d’étudier les faits sociaux par ce qu’ils ont de plus extérieur aux individus (l’enjeu, ici, est de se dégager académiquement de la psychologie). Il faut étudier les faits sociaux comme des choses, c’est le biais par lequel le sociologue peut gagner en objectivité et en rigueur, qu’il peut s’écarter des prénotions et des idées préconçues. Dire qu’il faut traiter les faits sociaux comme des choses, c’est aussi dire que ces phénomènes ne sont pas immédiatement transparents pour l’intelligence (pas plus que les faits physiques) et qu’il faut donc recourir à une démarche inductive utilisant observation et expérimentation. «Traiter les faits d’un certain ordre comme des choses, ce n’est pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c’est observer vis-à-vis d’eux une certaine attitude mentale. C’est en abordant l’étude en prenant pour principe qu’on ignore absolument ce qu’ils sont et que leurs propriétés caractéristiques, comme les causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être découvertes par l’introspection meme la plus attentive. » On remarquera dans cette citation l’affirmation selon laquelle il faut rejeter l’introspection (ce n’est pas par une observation meme attentive de nous-mêmes qu’on pourra expliquer le comportement humain) mais aussi l’idée que faire de la sociologie c’est rechercher les causes des phénomènes c’est-à-dire les expliquer.
         Mais quels sont ces faits sociaux qu’il s’agit de traiter comme des choses ? Durkheim reconnait le fait social à ce qu’il exerce une contrainte sur l’individu. Ainsi que nous le disions plus haut l’homme n’agit pas librement mais son comportement dépend d’un contexte social qui le fait agir.
         Traiter les faits sociaux comme des choses, cela suppose aussi le respect de deux règles méthodologiques : définir rigoureusement les phénomènes étudiés et en rechercher les causes dans des faits sociaux antérieurs. Dans une perspective durkheimienne, les auteurs du Métier de sociologue invitent à la « vigilance épistémologique » par rapport « à l’illusion du savoir immédiat » et à toute forme de « sociologie spontanée ». Ils mentionnent comme techniques d’observation : la mesure statistique, la définition préalable et la « critique logique et lexicologique du langage commun ». Disons que le propre des faits sociaux, c’est que les individus en élaborant sans cesse des représentations et qu’ils en ont une expérience spontanée ou se mêlent les croyances et les jugements. Toutes ces impressions et ces idéologies sont comme des « idoles », les « fantômes », des « prénotions ». Cependant, ces représentations et ces images sont si fortes et si évidentes à nos yeux qu’il est facile de les prendre elles-mêmes pour la réalité alors qu’elles sont une sorte de voile la recouvrant et le masquant. Il faut donc rompre avec ces prénotions en s’attachant aux faits les plus objectifs possible. « Traiter les faits sociaux comme des choses, c’est les traiter en qualité de data qui constituent le point de départ de la science ». 
         Ce qui distingue le sociologue du chimiste, c’est qu’il fait partie du monde qu’il étudie et qu’il est donc naturellement porté à en partager les « prénotions » ou les « idoles ». Ici, la règle méthodologique se fait exigeante, voire quelque peu morale car elle appelle un véritable effort de rupture. Le cogito cartésien s’élargit en doute systématique : « Il faut écarter systématiquement les prénotions ». Règle rigoureuse car les concepts du savant ne doivent rien emprunter à ceux de « l’esprit vulgaire ». Et ceci n’est pas simple car le sociologue partage des « passion » communes, religieuses, morale, politiques dont il doit se défaire, de la meme manière, dit Durkheim, que le savant effectuant une vivisection ne peut être envahi par ses émotions. L’exigence de Durkheim en la matière est extrêmement  élevé, le savant peut et doit mettre ses valeurs de côté.
         Le sociologue doit éviter de porter des jugements de valeur sur les phénomènes qu’ils analysent. Il doit garder une certaine neutralité face aux faits qu’il examine. Son travail est de dévoiler les faits latents ou cachés ou encore de remettre en cause des fausses évidences mais non pas de porter un jugement moral ou idéologique sur ce qu’il découvre. Cela consiste à s’efforcer de regarder la réalité sociale avec une certaine naïveté sans préjuger.
         Traiter les faits sociaux comme des choses implique de la part du sociologue qu’il se débarrasse de toutes les prénotions qu’il a pu intérioriser au cours de son existence afin de ne pas déformer l’observation de son objet. Le sociologue doit faire un effort d’être neutre tout en s’éloignant de ce qu’on appelle communément  au quartier « le commérage », qui n’est que préjugé, et  constitue un obstacle à la science. Pour Bourdieu, « il n’y a de science que du caché ». Cela voudrait dire que ce que nous observons n’est que la transparence du non évidence. Il faut donc aller chercher ce qui est caché.
         Ce qui s’impose directement à la perception, ce n’est pas ce chemin-là qui conduit à la science. Pour Durkheim, « la science exige que les apparences soient dépassées ». L’observation empirique est la source de la science. La réalité scientifique est une réalité construite. Pour pouvoir la construire, il faut être neutre. Traiter les faits sociaux comme des choses, cela voudrait aussi dire que le sociologue ne doit pas faire analyse normative, c’est-à-dire analyser les phénomènes comme on voudrait qu’elles soient, mais doit faire une analyse positive, c’est-à-dire analyser les faits tels qu’ils se présentent. Un sociologue ne dit pas « normalement, ce n’est pas bon, c’est bien, il ne faut pas, vous avez tort, je ne suis pas d’accord, ça me traumatise, je suis dépassé ». Toutes ces expressions relèvent du sens commun et sont des préjugés, et savoir les éliminer lorsqu’on étudie un phénomène social constitue la première direction vers la science. 

   En définitive, nous pouvons retenir que la sociologie est une science qui explique les procédés implicites. Elle est donc en rupture avec la pratique instinctive spontanée. C’est parce que le sens commun constitue un obstacle à la connaissance scientifique qu’il faut traiter les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire se débarrasser des illusions de cette catégorie de personnes.

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