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Le paradoxe de l'économie informelle

Pour décrire des sources de revenus bien spécifiques qui échappent à la comptabilité du marché du travail légal, et qui sont souvent ignorées des économistes du développement, Keith Harth propose en 1973, l'adjectif informel. S'il ne désigne initialement qu'un type de revenu, le terme d'informel fait bonne fortune et se retrouve rapidement à qualifier, d'une manière générale, l'ensemble des pratiques qui relèvent – par extension – d'un secteur informel, et même d'une économie informelle. Relayé par des institutions internationales telles que le BIT par exemple, qui cherchent à cerner le phénomène, la problématique de l'informel nourrit et renouvelle les débats sur l'économie et le développement autant dans les pays dit du Tiers-monde, que dans les sociétés postindustrielles contemporaines.

Un constat s'impose aujourd'hui, qui est celui qui fonde la démarche de cet ouvrage Les paradoxes de l'économie informelle, à savoir l'hétérogénéité et la diversité des pratiques que l'on range dans la catégorie de l'informel. Dès l'introduction, L. Fontaine et F. Weber préfèrent ne pas abandonner le terme face aux usages labiles et à l'inflation de ses emplois, mais plutôt chercher à l'interroger dans toute sa complexité. La faiblesse du concept serait due à sa genèse en tant que constat d'un décalage entre indicateurs du secteur officiel et réalité empirique. Un tel niveau de généralité autorise à classer sous ce label tout ce qui entre dans cet écart. On retrouve ainsi, sous le même sceau, une multitude de situations, ainsi que leurs interprétations divergentes, qui évoluent sur une palette de valeurs morales allant de la solidarité la plus mécanique à la criminalité la plus décriée. D'où cette volonté des auteurs d'éviter d'ajouter à l'ardeur taxinomique de la littérature sur le sujet, de ne pas entrer dans des querelles pointilleuses sur des critères techniques de définition, ou encore de manier la nuance chromatique de la black ou grey economy.

D'emblée, les auteurs de ce collectif, qui rassemble une dizaine de contributions, optent pour une approche pragmatique et empirique. Fi de considérations morales ou idéologiques, il s'agit d'analyser l'économie informelle comme une nébuleuse complexe qui se déploie au sein de l'intégralité du circuit économique, et où la distinction entre économie formelle et économie informelle n'a plus vraiment de sens. Le ton est donné dès l'introduction : « Formel et informel ne sont pas des donnés que l'on pourrait étudier comme des objets avec leurs différentes propriétés mais des construits, des relations que l'on ne peut comprendre qu'au sein de configurations qui les constituent ». Ainsi, l'ouvrage défend une optique constructiviste et met en avant cette idée qu'il n'existe pas de secteur informel au sens d'un secteur qui serait homogène, cohérent et constitué.

North, Douglass. 1990. Institutions, Institutional Change and Economic Performance. Cambridge Univ (...)
C'est pour dépasser les écueils d'une approche normative et chercher à rendre compte de la diversité des pratiques informelles, que les auteurs problématisent leur approche autour de la question des règles économiques. L'héritage des économistes néo-institutionnalistes est ici revendiqué, et notamment celui de son meilleur représentant, Douglass North2.

La contribution d'A. Ledeneva (chapitre 1) apporte une réflexion théorique d'envergure pour « trouver une façon alternative de penser cette notion » d'informel. À la croisée des chemins entre sociologie, sciences politiques, sciences économiques et anthropologie, elle cherche à réinterroger les rapports du formel et de l'informel en déconstruisant ce qui les constitue. En spécifiant de manière fine les notions de réseaux, de pratiques et d'institutions informels, elle analyse de l'intérieur le continuum formel-informel, et fournit tout un ensemble de distinctions théoriques qui lui permettent de discuter avantageusement tant les travaux classiques de North, que d'autres sur l'économie informelle. À tout égard il s'agit là du chapitre le plus riche en outils théoriques, en concepts et en propositions.

L'introduction de L. Fontaine et F. Weber s'en tient cependant à une problématique plus resserrée qui donne son sous-titre à l'ouvrage : à qui profitent les règles économiques ? Pour y voir clair dans les ambiguïtés de l'économie informelle, il faut se focaliser sur les règles économiques et observer leur impact sociologique. Non pas quelles sont les règles, mais quel est l'effet des règles sur les différents groupes sociaux qui y sont confrontés. L'application d'une règle n'a pas un effet homogène, mais ses effets dépendent étroitement des compétences sociales, de la position et du statut de ceux qu'elle réglemente. Il faut donc « distinguer parmi les règles économiques celles qui protègent les faibles et celles qui les enferment dans des statuts inadaptés. Pour étudier les conséquences contradictoires des différentes règles économiques, quoi de mieux que de se demander dans quels cas un pas de côté par rapport à une règle accroit la vulnérabilité des faibles et dans quels cas il augmente leur marge d'action individuelle. La question centrale devient donc : à qui profitent les règles et, du même coup, à qui nuit leur transgression? » (p. 12).

Les différents groupes sociaux, les sexes, les secteurs d'activité mettent ainsi en œuvre des stratégies diverses qui apparaissent comme autant de manifestations de l'économie informelle pouvant sembler paradoxales. Mais, c'est en observant de manière fine à qui profitent les règles et qui est en mesure ou non de les contourner, que ces paradoxes s'éclairent. Ici, L. Fontaine et F. Weber identifient quatre grands paradoxes de l'économie informelle, que l'ensemble des contributions s'efforce d’illustrer et qui forment en quelque sorte l'armature implicite de cet ouvrage.

Le premier de ces paradoxes, « double économie ou marché en construction », est illustré par le travail de C. Dufy (chapitre 2) sur la transition vers l'économie de marché en Russie post-URSS. Elle y montre comment le démantèlement de l'économie étatique soviétique se traduit par l'apparition d'une économie double, continuité de pratiques antérieures, mais aussi recompositions dans un contexte d'économie de pénurie. En suivant le procès de normalisation mené par l'État, c'est-à-dire de création d'un nouvel ordre normatif, elle montre comment les nouveaux marchés en construction correspondent à un double processus discriminant et parallèle de légalisation et de criminalisation de certaines pratiques.

La dialectique liberté-servitude constitue le deuxième de ces paradoxes. D'un coté, L. Fontaine (chapitre 3) montre comment l'évolution du statut et du droit des femmes en Europe à l'époque moderne les amène à définir des espaces économiques propres, qui recoupent le partage entre économie formelle et informelle. Comme groupe dominé, les femmes, à l'instar d'autres groupes (juifs, pauvres, etc.) se retrouvent dans des cultures économiques de la marginalité, où elles inventent les ruses nécessaires à la survie, à savoir une capacité à enfreindre les lois.

À l'opposée de cette vision émancipatrice, I. Guérin (chapitre 4) étudie le phénomène de la servitude pour dette auprès de certaines catégories de travailleurs en Inde du Sud. Elle aboutit au constat que cette pratique informelle qui lie l'employeur à ses travailleurs accroît la vulnérabilité de ces derniers. Le recours à l'informel enferme ici dans la servitude.

Concernant le marché du travail, l'étude des pratiques de l'informel révèle le paradoxe de la protection de l'emploi ou du travail à-côté. En menant une étude comparée du marché de l'intérim en région parisienne et à Chicago, S. Chauvin et N. Jounin (chapitre 5) montrent comment le recours au travail temporaire est recherché par les employeurs pour, entre autre, sa facilité à « assumer le risque de l'emploi illicite », et à externaliser ainsi les illégalités. Les législations sur le phénomène, américaine autant que française, semblent prises chacune à leur manière entre les impératifs de la flexibilité de l'emploi et ceux de la protection des travailleurs. Dans ce cas, l'informalité semble accroître la vulnérabilité des travailleurs, tandis que l'étude de S. Bernard (chapitre 6) sur les caissières d'un grand magasin au Vietnam aboutit à une toute autre conclusion. L'étude réinscrit le temps de travail dans les temporalités sociales qui l'englobe et fait ressortir une complémentarité des secteurs formel et informel : la flexibilité des horaires de l'emploi formel n'est en rien une gène, mais s'accorde au contraire très bien avec l'occupation d'une ou plusieurs activités non déclarées. De ce point de vue, le secteur informel constitue un « à-côté » recherché qui renforce la sécurité économique des travailleurs.

Enfin dernier paradoxe, et peut-être le plus marqué moralement, le secteur informel peut rassembler à la fois les stratégies qui relèvent d'une pure économie de la survie, autant que des activité illégales qui ressortent de la criminalité économique. Au chapitre 7, L. Hansen fait le pari, original, d'étudier les marchés financiers sous l'angle de l'informel, et notamment la pratique du délit d'initié. Puisqu'il permet de créer de la valeur en dehors de l'économie officielle, dans un monde structuré en réseaux et où l'information est capitale pour générer des revenus, on peut considérer le délit d'initié comme une pratique informelle, mais aussi criminelle dans le sens où son coût social est énorme. Là encore, il s'agit d'un rapport ambigu et complexe aux réglementations ; et l'auteur d'en appeler à ne pas se focaliser uniquement sur le marché noir ou l'économie souterraine lorsque l'on parle de criminalité économique. À l'opposé de ces mondes sociaux, C. Girola (chapitre 8) se penche sur le cas des sans-abris en région parisienne. À l'encontre d'une représentation courante de la désaffiliation sociale, elle montre à partir d'une ethnographie fine, comment ces individus déploient une diversité de logiques économiques (troc, petit travail, etc.) qui ne relèvent pas de la seule survie, mais participent à « un travail identitaire du maintien de soi ». Plus que la survie, la pratique informelle prend ici valeur d'économie morale.

Ainsi, l'ensemble des contributions de cet ouvrage distille largement ces quatre paradoxes et offre une extrême diversité de thématiques et d'approches. Ce procédé éclaire de façon pertinente, autour d'une problématique resserrée et efficace, les contours complexes de ce qui peut s'entendre par informel. Les auteurs ne tombent pas dans le piège d'ajouter une couche sémantique à un concept devenu « signifiant flottant », mais prennent le parti d'en faire uniquement une porte d'entrée, intéressante à interroger. L'économie informelle pourrait bien constituer un laboratoire pour apprendre sur les règles économiques : tel est en quelque sorte le pari de cet ouvrage, qui se termine par une réflexion de F. Weber (chapitre 10) sur les inflexions contemporaines du travail au noir en France. Pari théorique, mais aussi pratique, puisque l'ouvrage ne rechigne pas à présenter aussi (chapitre 9) les discussions d'une table ronde qui a réuni, lors d'un colloque en 2007, des universitaires et des praticiens intéressés par la question du travail au noir. Au final, un ouvrage complet et programmatique, qui fait le tour de la question tout en ouvrant des pistes prometteuses pour de futures recherches.

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