La déviance
1 PRÉSENTATION
La déviance, terme désignant tout comportement de transgression d'une norme communément admise au sein d'une société.
Toute action sociale, tout comportement individuel ou collectif, repose sur l'idée de conformité, c’est-à-dire de respect d'une norme. Celle-ci peut être légale — la loi interdit certains comportements et le déviant encourt une sanction en cas de violation de l'interdit posé —, issue de la morale ou encore dictée par la conscience religieuse. La déviance consiste donc en un comportement qui s'éloigne de ce qui est jugé conforme.
La déviance, au sens large, recouvre l'ensemble des comportements inadaptés parce que jugés comme tels par les représentations collectives. En cela, la notion de déviance ne se réduit pas aux seuls comportements criminels. Elle repose plus largement sur une analyse globale des conduites antisociales ou asociales, les unes entrant dans la sphère du droit répressif, les autres restant hors d'atteinte de la sanction pénale bien qu'elles suscitent la réprobation.
2 CONFORMITÉ ET DÉVIANCE
La théorie de la déviance doit beaucoup à la pensée d'Émile Durkheim et aux développements que le sociologue français a consacrés aux conditions d'existence du consensus qui caractérise toute forme d'organisation sociale. L'ensemble des croyances et des sentiments communs partagés par la majorité des membres d'une société forme ce que Durkheim appelle la conscience collective, laquelle produit le caractère normatif de l'action sociale. De ce caractère normatif naît la conformité.
La conformité, soit l'unité cohérente d'une société, peut être obtenue par deux formes de solidarité sociale extrêmes reposant soit sur la similitude, soit sur la différenciation. Dans le premier cas, où la solidarité est qualifiée de « mécanique », le groupe prime sur l'individu et la marge d'appréciation individuelle des impératifs sociaux est réduite ou inexistante — il en est ainsi des sociétés dites primitives ou archaïques. Dans le second cas, où la solidarité est qualifiée d’« organique », le consensus social repose sur une différenciation entre les individus qui, parce qu'ils sont différents et se sachant tels, acceptent de vivre ensemble. Durkheim voyait là le type d'organisation des sociétés connaissant la division du travail.
Dans l'un ou l'autre contexte, déviance et conformité prennent un sens très différent. Là où règne la solidarité mécanique, toute tentative d'individualisation s'analyse comme un comportement déviant en ce sens qu'elle fait peser une menace sur la solidarité des membres du groupe. La vie sociale est commandée par des impératifs et des interdits sociaux formant une conscience collective très forte. C'est dans ce type de société que la déviance est le plus lourdement sanctionnée : le châtiment vise moins à sanctionner le déviant qu'à satisfaire la conscience collective heurtée par son comportement.
Dans les sociétés individualistes, l'exigence de conformité n'oblige pas celui qui s'y soumet à se confondre avec un type social prédéfini : le consensus social résulte d'une discipline collective à l'intérieur de laquelle chacun bénéficie d'une latitude personnelle pour appréhender les actions des membres de la collectivité.
Toutefois, cette différence dans les processus sociaux engendre une seule et même réalité : en posant des normes, toute société produit également le contexte d'où naît la déviance. En effet, en imposant des comportements, qu'ils soient positifs ou négatifs — faire ceci, interdire cela —, le corps social ne fait que susciter leur transgression en ce sens que ces normes incitent autant qu'elles interdisent, punissent autant qu'elles tolèrent.
3 VALEURS ET NORMES
3.1 Illégitimité de la norme
Toutefois, la conformité ne consiste pas seulement pour un individu à accepter globalement un système de représentation collective car celui-ci n'est pas nécessairement cohérent. La nature du processus normatif peut conduire à édicter certaines règles qui, soit sont excessivement rigoureuses dans leur application et leur respect, soit, au contraire, s'interprètent comme des normes mal définies dans lesquelles peu se reconnaissent. De cette contradiction entre les normes positives et les valeurs au nom desquelles elles sont édictées, la déviance peut être considérée comme un moyen de mettre un terme à la persistance d'un état social illégitime. La norme devenant illégitime ne peut être combattue que par un déviant. Le révolutionnaire ou le résistant qui s'oppose à un État dictatorial est, du point de vue de cet État et du groupe dirigeant qui l'incarne, un déviant qui s'oppose à l'ordre établi. Ce déviant lutte pour sa part contre un objet social qu'il souhaite voir disparaître ou contre lequel il oppose un autre objet social qui accueillera l'adhésion de la majorité du groupe. La déviance peut ainsi être le bras séculier de la restauration d'une légitimité au sein du groupe social. Pour autant, toute forme de rébellion contre un ordre établi n'implique pas le souci du bien commun : le terroriste, par exemple, n'offre que très rarement une alternative à ce qu'il considère comme injuste.
3.2 La norme, référence explicite
Toutefois, tout comportement déviant ne résulte pas nécessairement d'une volonté consciente, pensée ou conceptualisée, car la déviance ne s'analyse pas nécessairement comme la simple expression d'une opposition frontale à l'ordre social existant. La norme sans être illégitime peut se caractériser par l'absence d'une référence explicite et non univoque, absence qui encourage la déviance. Le phénomène des gangs ou bien encore certaines manifestations de la délinquance des mineurs en sont l'illustration. Ils sont le plus souvent interprétés comme le résultat d'une désorganisation sociale — affectant la famille ou bien l'insertion dans l'institution scolaire —, qui place l'individu dans une situation de marginalité, laquelle ne résulte pas nécessairement d'une démarche consciente — comme celle du rebelle — ni même criminelle.
4 REVENDICATION « LÉGITIME » ET DÉVIANCE
La déviance peut constituer, pour le marginal que l'on présente comme un déviant, une simple demande de reconnaissance ou n'être que le résultat d'une demande de sociabilité par anticipation. Le fait pour un jeune garçon âgé de treize ans de fumer du tabac en dépit de l'interdiction familiale relève moins de la délinquance que de la demande d'être traité en adulte, un état jugé plus idéal que celui d'adolescent. Cette conduite jugée déviante pendant l'adolescence deviendra normale et conforme lorsqu'il aura atteint son statut d'adulte. Cette forme de déviance, certes anodine, montre que la déviance ne saurait se réduire à un comportement qui marquerait l'individu tout au long de l'existence. Il n'y a pas unicité temporelle de la conformité et de la déviance — sous réserve, bien évidemment, que l'adolescent en question ne remplace pas le tabac par des substances prohibées et ne se livre pas à des actes de délinquance (vol, trafics) pour perpétuer cette attitude. La déviance s'apparente alors à un simple malaise, à une difficulté d'être pour laquelle la sanction n'est pas nécessairement la réponse la mieux adaptée, en ce sens que l'épanouissement de la déviance peut, précisément, constituer le moyen de faire prendre conscience au « déviant » de sa marginalité.