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Les héritiers

Les héritiers [Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron]

1 PRÉSENTATION
Les héritiers [Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron], ouvrage de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron paru en 1964.
Considéré comme une œuvre de référence dans le domaine de la sociologie de l’éducation, les Héritiers institue l’école comme objet central de l’analyse sociologique. Les auteurs y mettent en évidence les inégalités sociales d’accès et de réussite à l’enseignement supérieur français. Contre la vision largement répandue d’une école démocratique et méritocratique permettant l’égalité des chances et la mobilité sociale — théorie de l’école comme « ascenseur social » —, ils opposent une théorie de la perpétuation des inégalités sociales à travers le système scolaire. Ils développeront par la suite dans la Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement (1970) l’idée qu’en légitimant la culture des milieux privilégiés, l’école contribue à reproduire les inégalités sociales et perpétue l’inégalité des chances.
2 LES INÉGALITÉS DEVANT L’ÉCOLE À L’APPUI DES STATISTIQUES
En mesurant les chances d’accès à l’enseignement supérieur selon l’origine sociale et le sexe, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron mettent en lumière la représentation inégale des diverses classes sociales au sein de l’enseignement supérieur français. Ils constatent en effet que la proportion des étudiants par rapport à l’ensemble de la population de leur tranche d’âge varie fortement en fonction de l’origine sociale et de la profession du père ; allant de 0,7 p. 100 pour les salariés agricoles et de 1,4 p. 100 pour les ouvriers à 29,6 p. 100 pour les cadres moyens et 58,5 p. 100 pour les cadres supérieurs et professions libérales.
Pour les auteurs, la sélection scolaire réduit considérablement les chances des enfants de salariés agricoles, des employés non qualifiés et des ouvriers — soit la majorité de la population française — d’accéder à l’université. De plus, pour ceux d’entre eux qui atteignent l’enseignement supérieur, une restriction du choix des filières s’opère. Celle-ci se traduit par une sur-représentation des classes populaires au sein des facultés de lettres et de sciences. Les filières les plus prestigieuses ou celles qui vont conduire aux professions les plus lucratives (droit, médecine, pharmacie, etc.) et, à un degré plus important encore, les grandes écoles, les écoles normales et polytechniques apparaissent comme réservées aux étudiants issus des milieux privilégiés. L’expérience de l’enseignement supérieur et de la réussite scolaire semble donc « banale » ou « attendue » pour un fils de cadre supérieur, tandis qu’elle peut être jugée « extra-ordinaire » pour le fils d’un ouvrier.
3 L’ÉCOLE : UN INSTRUMENT CACHÉ DE DOMINATION DE CLASSE
Pour Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, la réussite scolaire des enfants des classes dominantes ne s’explique pas par leur « don », mais par leur héritage culturel. La culture scolaire n’est pas neutre, elle est celle des classes dominantes : aussi, pour le fils d’un cadre supérieur, la culture de l’école va-t-elle correspondre à celle produite dans son milieu familial ; tandis que le fils d’un ouvrier ne pourra acquérir, rattraper que laborieusement ce qui est donné « en héritage » aux enfants des classes dominantes. Les familles de la classe dominante transmettent ainsi à leurs enfants un héritage que l’école valorise puisqu’il est aussi celui exigé à l’école. Les enfants de la classe dominée rencontrent en revanche des problèmes d’« acculturation ».
Pour chaque individu, cet héritage est composé d’un capital économique, mais aussi d’un capital social (étendue des relations sociales) et surtout d’un capital culturel. Au cœur de la sociologie bourdieusienne, le concept de « capital culturel » n’est pas seulement constitué d’une somme de connaissances, mais aussi d’un ensemble de savoir-être, savoir-faire et savoir-dire, de valeurs et de goûts intériorisé de manière inconsciente par un individu (concept d’habitus). Or, directement issus des pratiques et représentations de la classe dominante, les capitaux que les enfants des classes bourgeoises doivent à leur milieu familial correspondent à ceux attendus par le système scolaire. Dès lors, ces capitaux culturels constituent un atout d’autant plus considérable dans la réussite scolaire, qu’ils s’imposent aux professeurs et étudiants comme des « dons personnels ». Cette « idéologie du don » permet de dissimuler cette sélection à ceux qui la subissent. Alors que le système scolaire donne l’impression de l’égalité des chances, les enfants des classes populaires acceptent la sélection sociale en s’auto-éliminant, dans un processus de reconnaissance par les dominés de la légitimité de la domination (concept de violence symbolique). Ainsi la théorie proposée par les auteurs montre que par les modes de sélection qu’elle emploie, l’école transforme les privilèges des « héritiers » en mérites et les valeurs produites par les catégories populaires en handicaps. L’origine sociale, le capital culturel et les habitus pèsent donc comme autant de déterminismes inconscients dans les parcours scolaires. Pour les auteurs, ils empêchent à la majorité des enfants des classes dominées de se hisser au niveau des classes dominantes, permettant ainsi à la société de se reproduire dans l’immobilisme social.
4 L’IMPACT DANS LA SOCIOLOGIE MODERNE ET LES ORIENTATIONS PÉDAGOGIQUES
Les Héritiers montre l’avènement d’une nouvelle sociologie critique qui pense la société à travers le concept de domination, non plus à la manière de Karl Marx — qui décrit le monde social par rapport au seul champ économique —, mais en intégrant également dans la définition de l’espace social l’inégale distribution des capitaux culturel, social et symbolique. Les analyses de l’école proposées par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron — le caractère socialement déterminé de l’échec scolaire et le poids de l’indifférence du système d’enseignement aux différences de culture dans l’échec scolaire — sont à l’origine de dispositions scolaires et pédagogiques instituant le traitement différentiel des élèves par une répartition volontairement inégalitaire des moyens (soutien scolaire, zones d’éducation prioritaire, etc.).
Leurs travaux ont cependant fait l’objet de nombreuses et vives critiques, portant notamment sur la croyance en un déterminisme social et sur une vision statique de l’école, où les individus ne sont pas considérés comme des acteurs, mais comme des « agents sociaux ». Ils sont notamment bornés par l’analyse de Raymond Boudon qui, sans nier l’inégalité des chances selon l’origine sociale, souligne que les inégalités scolaires ne s’expliquent pas simplement par le fonctionnement de l’école. Pour cet auteur, et contrairement au paradigme bourdieusien, il n’y a pas de déterminisme social dans la mesure où, à chaque « point de bifurcation » — choix de la langue ou des options au collège, choix de la filière au lycée, choix postbaccalauréat, etc. —, les élèves et leur famille comparent les coûts et avantages de leurs choix. Les inégalités scolaires s’expliquent ainsi par les stratégies individuelles mises en œuvre par les familles, ces stratégies différant selon l’origine sociale. Pour Raymond Boudon, l’objectif de l’égalité des chances doit s’atteindre en agissant sur les effets pervers de ces stratégies.

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