Communauté et société FERDINAND TÖNNIES
Communauté et Société, ouvrage de Ferdinand Tönnies publié en 1887 mais ce ne fut qu’à l’occasion de sa troisième édition, en 1912, qu’il rencontra un large écho. L’auteur développe, dans ce livre, une « théorie de la sociologie pure » et ambitionne de définir rigoureusement les concepts fondamentaux de cette discipline.Son approche enracine les relations sociales dans la psychologie individuelle. Eneffet, c’est la volonté des hommes qui détermine leurs comportements au sein de deux types de collectivités humaines : la « communauté » (« Gemeinschaft ») et la « société » (« Gesellschaft »).
SOMMAIRE
1. UNE « COMMUNAUTÉ » EST UN GROUPEMENT HUMAIN FONDÉ SUR LA « VOLONTÉ ORGANIQUE »
DE SES MEMBRES
A ~ La « volonté organique » est le principe de la nature humaine
B ~ Dans une communauté, la conduite des individus est déterminée par leur « volonté organique », au sein de laquelle la « volonté végétative » joue le rôle premier
C ~ La vie communautaire repose sur un droit naturel résultant de la « volonté organique commune »
2. UNE « SOCIÉTÉ » EST UN ENSEMBLE D’INDIVIDUS LIÉS PAR LEUR « VOLONTÉ RÉFLÉCHIE »
A ~ La « volonté réfléchie » diffère profondément de la « volonté organique »
B ~ Dans une « société », les conduites des individus sont déterminées par leur « volonté réfléchie »
C ~ La vie sociétaire est régie par des règles de droit résultant de la « volonté réfléchie »
ANALYSE DE L'OUVRAGE
1. Une « communauté » est un groupement humain fondé sur la « volonté organique » de ses membres
A ~ La « volonté organique » est le principe de la nature humaine
La « volonté organique » est d’origine biologique. « La volonté organique est l’équivalent psychologique du corps humain. » Elle est d’abord une« volonté végétative » orientée vers la survie et la reproduction. Elle estaussi une « volonté animale », réagissant aux stimuli de l’environnement des individus. Elle est enfin une « volonté mentale », spécifiqueà l’être humain, qui amène celui-ci à communiquer avec ses semblables, notamment par le langage. Ces trois formes de volonté, étroitement liées, sont déterminées par l’organisme biologique humain.
Ainsi, la pensée ne commande pas à la volonté organique : c’est cettedernière qui « implique la pensée ».
◗La manière dont s’exprime la volonté organique découle de troisfacteurs. La volonté végétative est commandée par la recherche du plaisir. La volonté animale est davantage ancrée sur l’habitude, fruitde l’expérience. Enfin, la volonté mentale provient de la mémoire.Celle-ci permet de « connaître le juste et le bien pour les aimer et lespratiquer ».
Les trois formes de volonté organique déterminent la nature humaine. Lorsqu’elle est gouvernée par la volonté végétative, c’est-à-dire par la quête duplaisir, la nature humaine est profondément marquée par la passion. La volontéanimale incite à l’action en fonction des sentiments qu’inspire l’environnementde l’individu. C’est alors le courage qui caractérise la nature humaine. Enfin, celle-ci reflète le « génie » de l’homme lorsque la volonté mentale intervient. Par conséquent, la nature humaine est triple. Toutefois, « le ton fondamental de cette triplenature reste la tonalité affective ».
B ~ Dans une communauté, la conduite des individus est déterminée par leur « volonté organique », au sein de laquelle la « volonté
végétative » joue le rôle premier
◗Dans une communauté, les relations sociales reposent sur quatre types derapports entre les individus. Le rapport fondamental est celui qui est noué entrela mère et ses enfants. Basé sur l’instinct et le plaisir, il relève de la volonté végétative. Le rapport entre le père et ses enfants, principalement son fils aîné, est moins spontané. L’autorité paternelle provient de la supériorité de son âge, de sa force etde son esprit. Le rapport entre mari et femme se maintient sous l’effet conjoint del’instinct sexuel (volonté végétative) et de l’habitude (volonté animale). Enfin, lerapport entre frères et sœurs issus de lamême mère, dérivent de la volonté mentalepour, notamment, interdire les relations et unions entre eux.La communauté revêt trois formes. La cellule de base de la communauté est la« communauté de sang », c’est-à-dire la famille. Celle-ci réunit sous un même toit (« la maison »), les époux et leurs enfants, les femmes des garçons mariés, et les domestiques. Par ailleurs, « la communauté de sang comme unité d’existence tend et sedéveloppe vers la communauté de lieu ». Celle-ci rapproche des voisins dont les relations sont fondées sur l’habitude de vivre ensemble et la confiance réciproque.
Enfin, la « communauté de lieu […], à son tour, se rapproche de la communauté d’esprit » qui réunit des individus liés par l’amitié. Cette dernière relève de lavolonté mentale et naît « de la similitude des professions et de l’art », mais aussi desreligions.
Quelle que soit la forme de la communauté, une volonté commune perpétue lesliens sociaux : « je la nomme concorde (concordia : comme une alliance cordiale, et uneentente) ». Elle prévaut également au niveau des groupements humains les plusimportants (pays, régions, villes).
◗ L’économie communautaire est une « économie domestique ». La « maisonrurale » est « une économie domestique qui se suffit à elle-même ». Elle recourt cependant à l’échange avec la « maison urbaine ». Cet échange n’est pas marchand etreste fondé sur des relations familiales, l’amitié, la religion et plus globalement la« concorde ». Autour de la maison rurale, se développe le village qui constitue « uneseule économie domestique indivise », par nature « communiste ». La ville, constituéeautour de la maison urbaine, est aussi « une économie domestique ». Quand elle estassurée de sa nourriture et de « la matière première de son travail, la plénitude de saforce se consacre alors à l’activité plus délicatedu cerveau et des mains laquelle représente,[…] la nature générale de l’art […]. Tout métier urbain est un art véritable », manifestation des croyances et des représentations religieuses. Par ailleurs, sous l’autorité de l’église, « la ville devient gardienne de la paix de ses habitants, des mœurs et de la coutume ».
C ~ La vie communautaire repose sur un droit naturel résultant de la « volonté organique commune ».
◗Le droit communautaire est principalement un droit coutumier. La communauté qui, sur le plan juridique constitue un « être social », est attachée à la terreavec laquelle ses membres entretiennent des liens fondés sur la coutume, maisaussi « la religion et les mœurs ».
◗Le droit communautaire confère à chacun un statut. Au sein de la famille, chacun agit à l’égard de l’autre en fonction d’un statut que lui confèrent la coutumeet la religion : par exemple, une épouse et ses enfants ont le devoir de respect envers le mari ou le père. À un niveau plus large, le village, la ville, il en va demême : ainsi, au sein du village, le villageois doit respect au suzerain…
2. Une « société » est un ensemble d’individus liés
par leur « volonté réfléchie »
A ~ La « volonté réfléchie » diffère profondément de la « volonté organique »
◗« La volonté réfléchie est un produit de la pensée ». En effet, « la pensée agit à la façon
d’une contrainte mécanique sur les nerfs et les muscles et par là sur les membres ducorps ». Mais, fondamentalement, c’est la volonté organique qui est sourced’action : la volonté réfléchie est alors le moyen d’orienter la volonté organiquevers des buts prédéterminés et hiérarchisés par la pensée.
◗La volonté réfléchie est orientée vers la recherche du bonheur individuel. Lesactions humaines découlent d’un processus mental qui lie les décisions individuelles à la réflexion. Ce processus s’accompagne d’un travail de conceptualisation qui permet à l’individu de mesurer « la valeur que les choses ont pour lui et cequ’il devrait faire pour atteindre ce qu’il désire ». De manière plus générale, la volonté réfléchie est fondée sur « des systèmes de pensées, des intentions, des buts et desmoyens, que l’homme porte en son esprit tel un appareil, afin de s’en servir pour comprendre et saisir les réalités » et pour déterminer ses conduites. L’ensemble de ce processus fait de l’individu un être calculateur, dont le but ultime est le bonheur individuel. Pour y accéder, il révélera sa vanité et son égoïsme qui l’amèneront àvouloir dominer ses semblables : « chacun pense à soi-même et s’occupe […] de fairetriompher chez les autres son point de vue et ses avantages ».
◗ Ainsi, volonté réfléchie et volonté organique sont opposées. La volonté humaine, lorsqu’elle est organique, n’exprime rien d’autre que les possibilités réelles de la vie. Lorsqu’elle est réfléchie, elle préexiste dans la pensée : il s’agit alorsde « possibilités idéelles ». La volonté réfléchie est comparable à « un travail mécanique » donc artificiel, tandis que la volonté organique est semblable « à l’instinct de l’insecte qui tisse sa toile ». Par ailleurs, « la volonté réfléchie existe par rapportà l’avenir […]. Le futur n’est connu que par la pensée ». En revanche, « la volonté organique repose sur le passé et doit être expliquée par lui, comme le devenir par elle ».
B ~ Dans une « société », les conduites des individus sont déterminées par leur « volonté réfléchie »
◗Dans une société, les individus sont « organiquement séparés ». Les membres d’une société sont liés par des relations d’échange, commandées par leur volonté réfléchie. « Personne ne fera quelque chose pour un autre, personne ne voudra accorder ou donner quelque chose à un autre, si ce n’est en échange d’un service ou d’un don estimé au moins équivalent au bien. » L’échange suppose la « comparaison réfléchie » de la« valeur » des biens échangeables. Celle-ci ne résulte pas de l’utilité des biens mais de la quantité de travail nécessaire à leur fabrication : ainsi, « la valeur est une qualité objective ». La monnaie dont la forme métallique est progressivement supplantée par le billet et, parallèlement le crédit, facilitent les échanges. Ainsi, à la« chaleur » des relations communautaires, se substitue, avec la concurrence, la« froideur » des relations sociétaires, par nature commerciales.
◗La société moderne est une économie capitaliste industrialisée. « Les progrès de la société […] se présentent dans le passage d’une économie domestique générale à l’économie commerciale en général, en étroite liaison avec le passage de la suprématie terrienne à la suprématie industrielle. » La société devient alors un marché dont l’étendue s’élargit pour devenir un marché mondial. La classe ouvrière est « à demi libre »
et d’une « liberté de volonté formelle » alors que la classe capitaliste est « entièrement libre, d’une liberté de volonté réelle ». Dans cette société, « seul le travail crée de nouvelles valeurs ». Mais, la valeur des marchandises provient aussi des moyens de production ; en outre, la force de travail « est bien éloignée d’avoir une valeur naturelle ». Son prix « varie d’après la constitution, l’intensité et l’insistance de l’offre et de la demande, et d’après la force de la coalition de ses vendeurs, les travailleurs eux-mêmes ».
C ~ La vie sociétaire est régie par des règles de droit résultant de la « volonté réfléchie »
◗Le droit sociétaire est fondé sur le contrat. Àmesure que la société se développe, la coutume laisse progressivement la place au contrat. Il est fondé sur une« convention », c’est-à-dire un ensemble de règles qui relèvent de la volonté réfléchie : la coutume ne les impose donc pas. Par ailleurs, ce droit contractuel permet une association restreinte de personnes, constituant ainsi une « personnejuridique » dont le parfait exemple est la « société anonyme ».
◗L’État lui-même n’est pas au-dessus des lois. « L’État […] est d’abord l’association sociale générale […], dans le but de protéger la liberté et les propriétés de ses sujets, parsuite, en vue d’exprimer et de réaliser le droit naturel reposant sur la validité descontrats. » Les rapports entre l’État et les particuliers sont eux-mêmes régis par « undroit naturel conventionnel », expression de la volonté sociale. L’État, « représentant de tous les droits coercitifs naturels, […], a besoin lui-même de la reconnaissance du droit pour contraindre ». Dans la société moderne, l’État est une « institution capitaliste et sociale ».
CONCLUSION
L’ouvrage de Tönnies est d’une lecture difficile : la longueur des phrases, le choix du vocabulaire — à la fois riche et complexe — réclament une attention permanente. L’auteur y expose une analyse qui préfigure celle de Max Weber : la « communauté » et la « société » constituent, en effet, l’équivalent de deux « idéaux-types », présents à des degrés divers dans les collectivités humaines.Cependant, il a été reproché à Tönnies, la place centrale qu’il confère à la psychologie, ce qui le différencie, notamment, d’Émile Durkheim. Cette perspective l’a d’ailleurs conduit à des considérations douteuses : par exemple, il écrit : « les femmes se meuvent le plus souventd’après leurs sentiments » tandis que « les hommes obéissent à leur intelligence. Ceux-ci sont plus intelligents que les femmes ». Jalonné de remarques de ce type, l’ouvrage de Tönnies perd alors une partie de sa force et de son intérêt.