Inégalités scolaires : «L’école toute seule ne peut pas tout»
Pour le sociologue Bernard Lahire, «la raison de fond de l’échec scolaire, c’est l’existence de classes sociales et d’une répartition inégale des richesses».
«C’est dans les premières années de vie, quand l’école ne touche encore à rien, que commencent à se construire les inégalités», explique Bernard Lahire.
«C’est dans les premières années de vie, quand l’école ne touche encore à rien, que commencent à se construire les inégalités», explique Bernard Lahire. LP/Olivier Boitet
Par Christel Brigaudeau
Le 12 novembre 2019 à 20h55
Ce mercredi s'ouvrent les Etats généraux de l'éducation -initiative dont Le Parisien est partenaire-, coup d'envoi de plus d'une année de débats à travers la France sur la place faite à toutes les jeunesses dans la société et l'occasion de proposer des solutions contre l'échec scolaire.
Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'École normale supérieure de Lyon et membre de l'Institut universitaire de France, a dirigé une équipe de 17 chercheurs, qui, entre 2014 et 2018, ont radiographié le quotidien de 35 élèves de 5 ans, issus de toutes les couches de la société. Le but : mesurer les inégalités à hauteur d'enfants et leur impact sur la scolarité.
Dès la grande section de maternelle, les petits vivent « dans la même société mais pas dans le même monde », écrit le sociologue, dans l'ouvrage dense et passionnant tiré de cette enquête, « Enfances de classe », sorti en septembre. Il montre que l'échec scolaire est le produit de la société tout entière.
Est-il possible de réduire les inégalités entre enfants ?
BERNARD LAHIRE. Oui, bien sûr. Les choses se transforment. Ce que l'histoire a construit, l'histoire peut le déconstruire. Mais je ne crois pas du tout qu'il soit facile de le faire. Les inégalités scolaires ne sont pas uniquement liées à l'école. La raison de fond de l'échec scolaire, c'est l'existence de classes sociales et d'une répartition inégale des richesses, économiques ou culturelles. Tout vient de là.
C'est-à-dire ?
Les inégalités scolaires sont autant liées à des inégalités face au logement et à des inégalités économiques, dans la possibilité d'accès à de nombreux biens y compris culturels. Chez les plus précaires, même la sortie au cinéma n'est pas possible. Il y a aussi, bien sûr, les inégalités culturelles entre les parents. Au bout du compte, les enfants ne partent pas du tout avec les mêmes possibilités dans la vie.
Sur quoi se fonde la réussite des enfants des classes moyennes et supérieures ?
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Sur beaucoup de petites choses qui, mises bout à bout, rendent l'enfant tout à fait adapté à l'école. Quand vous avez une chambre à vous, un lieu pour travailler, des jeux pédagogiques, des parents qui parlent « bien », qui vous racontent des histoires tous les soirs, qui vous emmènent au musée, ne vous laissent regarder à la télévision que certaines choses choisies avec soin, vous initient à des sports qui donnent le goût de l'effort, tout cela forme comme une mayonnaise. Elle produit des enfants qui ont à la fois les bonnes dispositions comportementales et les bons savoirs.
Est-ce que l'école, dans son fonctionnement, renforce l'importance de ces compétences acquises en dehors ?
Oui, parce qu'elle ignore largement qu'être un élève n'a rien de naturel. L'école présuppose trop de choses. Parce qu'ils n'y sont pas formés, et parce qu'ils sont eux-mêmes souvent issus des classes moyennes ou supérieures, les enseignants ne se rendent pas compte que beaucoup de choses s'apprennent dans l'évidence des rapports entre les enfants et leur entourage. On a affaire à une sorte de délit d'initiés culturels : il y a ceux qui savent et les autres.
Les parents qui savent préparer leurs enfants à devenir des élèves le font-ils avec une stratégie consciente ?
Quand des parents choisissent de mettre très tôt leur enfant dans le privé, ils savent ce qu'ils font : ils choisissent l'entre-soi. Dans beaucoup de familles de classes moyennes, les mères sont très tendues sur le sujet scolaire. Il y a une volonté de faire prendre de l'avance à son enfant, lui faire sauter une classe, ou le tester pour savoir s'il est intellectuellement précoce … Les personnes des classes supérieures sont beaucoup moins inquiètes. Elles sont tellement en haut du monde social que pour elles, l'adaptation scolaire est une évidence. Beaucoup de parents ne se rendent même pas compte qu'ils ont les bonnes manières de faire et ils en sous-estiment largement l'impact.
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Les éducateurs ont-ils en main des leviers pour réduire ces inégalités ?
C'est dans les premières années de vie, quand l'école ne touche encore à rien, que commencent à se construire les inégalités. Plus on ira vers une compensation précoce de ces différences, plus on aura de chances de réduire les écarts. Mais l'école toute seule ne peut pas tout. Il ne peut y avoir de résultats probants que si plusieurs leviers sont mis en œuvre, simultanément.
Un pacte sur lequel se retrouverait la société autour de l'éducation peut-il être utile, à votre avis ?
Oui, évidemment. On déduit souvent des travaux des sociologues qu'à part le grand soir, il n'y a rien à faire. Évidemment que non. Une politique concertée et multifactorielle répondrait partiellement à cette problématique des inégalités, et ce n'est pas si mal.