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Les trois voies de l'individu sociologique

Les trois voies de l’individu sociologique.

L’individu se trouve projeté sur le devant de la scène sociologique. Mais cette indéniable nouveauté doit être replacée dans une profonde continuité historique. En effet, la sociologie dispose, depuis ses origines, de trois grandes stratégies intellectuelles d’étude de l’individu : la socialisation, la subjectivation et l’individuation. Chacune de ces trois grandes orientations d’étude est organisée autour d’une problématique spécifique et centrale. Cependant, et malgré ces racines anciennes, les sociologues — en particulier dans la tradition fonctionnaliste et marxiste — ont pendant longtemps répugné à s’intéresser à l’individu, parce qu’ils considéraient au fond que ce niveau d’analyse n’était pas vraiment le leur, et, surtout, que lorsqu’il était objet d’étude (puisqu’il l’a bel et bien été dans le passé), il n’avait qu’un intérêt secondaire puisqu’il était que l’envers des structures sociales (du social intériorisé ou un support des structures). Il faut reconnaître que dans les travaux actuels, le regard se porte de plus en plus sur l’individu lui-même. Disons, pour aller vite, qu’à l’exclusivité d’une vision descendante (de la société à l’individu) s’ajoute, plus que ne s’oppose, une vision ascendante (de l’individu vers la société). Reconnaissons, au vu de ce qu’a été l’histoire de la sociologie, l’importance de ce mouvement intellectuel.

Notre objectif étant de montrer à la fois la continuité historique, la diversité des voies d’étude de l’individu et l’inflexion contemporaine qui leur est commune, nous avons opté pour une présentation d’ensemble, nuancée par quelques rappels, toujours inévitablement trop rapides, de l’œuvre de certains auteurs. Mais ce n’est nullement la présence ou l’absence de certains d’entre eux qui nous intéresse. Les évocations succinctes de quelques auteurs, pour arbitraires qu’elles s’avèrent, ont été effectuées en fonction de la relation qu’ils entretiennent avec l’inflexion au sein d’une matrice. Choix imposé par les limites de cet article, mais aussi par le fait que si les matrices ont un indéniable principe d’unité, ses avatars sont de toutes façons historiques, et ne sont jamais prévisibles à partir d’une logique interne d’énonciation prédéterminée. Les principes d’unité jalonnant l’histoire d’une matrice théorique sont inséparables de la grande diversité qu’elle connaît dans différents moments historiques.

En tout cas, le détour par l’histoire est indispensable pour trois raisons. D’abord, parce que les voies analytiques actuellement explorées s’inscrivent dans la descendance — et non pas seulement en rupture — de perspectives après tout centenaires. Insister sur la profonde continuité du regard sociologique permet d’avoir une attitude thérapeutique contre l’illusion contemporaine amnésique de la nouveauté d’une sociologie de l’individu. Ensuite, ce rappel permet de replacer dans une chronologie plus large l’inflexion contemporaine, en soulignant ses sources des années soixante. Enfin, ce n’est qu’en prenant acte de cette continuité qu’il est possible de comprendre la véritable nature de l’inflexion commune repérable actuellement, sous des modalités diverses, dans chacune des trois matrices sociologiques de l’individu, à savoir le surcroît d’attention octroyée aux dimensions proprement individuelles. Autrement dit, la socialisation, la subjectivation et l’individuation ont été le théâtre d’un mouvement intellectuel unique se déclinant, cependant, différemment en fonction des traits analytiques spécifiques à chaque démarche.

Deux nuances. En tout premier lieu, si ces trois perspectives cernent les grandes stratégies d’étude de l’individu, elles n’épuisent nullement les différentes facettes d’une sociologie de l’individu — qui, elle, doit se faire, au sens strict du terme, à partir de ses différentes dimensions (Martuccelli, 2002). En deuxième lieu, ces trois démarches sont des modèles purs, ce qui signifie bien évidemment que de multiples mélanges et tensions sont possibles entre elles, même si, à bien y regarder, les emprunts ne sont jamais vraiment équitables, et si l’une d’entre elles domine toujours le cadre de réflexion.

Pour défendre la pertinence de cette lecture nous suivrons la même logique d’argumentation pour chaque perspective abordée. Une fois énoncé le noyau dur de sa problématique intellectuelle, nous esquisserons rapidement, autour de ce que nous distinguerons comme deux moments analytiques, d’une part son profil théorique initial, puis son visage dans la production contemporaine.

La socialisation.
La première grande perspective d’étude de l’individu tourne autour du processus de fabrication sociale et psychologique de l’acteur — la socialisation. Rappelons que la socialisation désigne dans un seul et même mouvement le processus par lequel les individus, en acquérant les compétences nécessaires, s’intègrent à une société, et la manière dont une société se dote d’un type d’individu. Toutes les théories de la socialisation rendent donc compte de la tension entre les aspects naturels, les compétences innées, et les dimensions culturelles d’un acteur socialement constitué. Les individus se construisent, sinon toujours en reflet, au moins en étroite relation avec les structures sociales : valeurs d’une culture, normes de conduite, institutions, clivages sociaux, classes, styles familiaux.

Pourtant, l’apport essentiel de la sociologie ne se trouve nullement dans la description du processus de socialisation lui-même. À cet égard, les sociologues, à l’exception notoire de Parsons, se sont largement appuyés, souvent sans grande créativité théorique, sur des études psychologiques (notamment celles de Freud, Mead ou Piaget) au moment de définir de manière plus précise les processus psychiques de formation de l’individu. La question sociologique primordiale sera toute autre, et il s’agira de préciser la fonction théorique que le processus de socialisation joue dans l’interprétation de la vie sociale. Le passage d’une société traditionnelle, reposant sur l’existence de modèles culturels, sinon uniques, au moins totalisants et stables, à une société moderne marquée par la différenciation sociale et reposant sur une pluralité de systèmes d’action régis par des orientations de plus en plus autonomes donne évidemment une acuité majeure au processus de fabrication de l’acteur. La diversification des domaines sociaux, amène les individus à acquérir des compétences diverses pour faire face aux différentes actions qu’ils ont à accomplir.

Cette problématique, commune à tous les auteurs plaçant l’essentiel de leur réflexion sur l’individu autour de la socialisation, a connu deux grands moments intellectuels. Le premier a opposé les partisans d’une conception plus ou moins enchantée de la socialisation et ceux qui étaient partisans d’une conception plus critique – mais l’un et l’autre soulignant le caractère unitaire des principes de la socialisation. Le deuxième, dans le sillage duquel nous sommes toujours, insiste, au contraire, sur la différenciation croissante à l’œuvre dans les processus de socialisation. Sans surprise aucune dans le premier moment les dimensions proprement individuelles n’avaient qu’une signification secondaire ; dans le deuxième, en revanche, il faut que la sociologie s’intéresse, et de plus en plus, aux variations individuelles.

Dans le premier moment intellectuel, l’interrogation sociologique s’intéresse moins aux individus eux-mêmes qu’au rôle qu’ils jouent, grâce à la socialisation, dans le maintien de l’ordre social. La problématique de l’ordre social surplombe le questionnement sur l’individu. En rendant compte du lien entre l’action individuelle et l’ordre social, de manière enchantée ou critique, la socialisation répondait intellectuellement à la question de savoir comment la vie sociale était possible. Dans sa version « enchantée », elle assurait dans un seul et même mouvement, à la fois l’autonomie personnelle et l’intégration sociale de l’individu. Si la vie sociale repose sur un ensemble des valeurs partagées et de principes d’action plus ou moins circonscrits, l’individu reste le maître du choix définitif d’action : l’idéal de l’individu dépend de la structure de la société, mais en même temps, il engendre des individus autonomes, libérés du poids de la tradition et capables d’indépendance de jugement (Parsons, 1951). Dans une version désenchantée et critique, la société, perçue notamment comme un ensemble de structures de pouvoir, s’inscrit sur les individus qui sont alors agis par le système social. L’action est souvent présentée comme une illusion subjective, tant les pratiques sociales sont conçues, dans les versions extrêmes de ces théories, comme des signes de la domination. La socialisation est une forme de programmation individuelle qui assure la reproduction de l’ordre social à travers une harmonisation des pratiques et des positions, par le biais des dispositions (Bourdieu, 1980).

Mais dans les deux cas, l’individu, au-delà de ses marges plus ou moins grandes d’autonomie, est avant tout défini par l’intériorisation des normes ou par l’incorporation de schémas d’action. Le travail de socialisation est toujours ce qui permet d’établir un accord entre les motivations individuelles et les positions sociales. Bien entendu, les acteurs ne sont jamais socialisés au point d’empêcher tout changement ; notamment parce que des éléments pulsionnels empêchent la réalisation d’une socialisation achevée et totale. Mais l’individu n’est que l’envers du système social. Comme l’écrira Parsons, la personnalité, le système social et la culture sont intimement imbriqués, permettant d’établir des liens étroits entre les orientations individuelles et les processus collectifs. Pour tous, l’opérateur magique de la socialisation « ajuste » les individus — les agents sociaux — à leur place dans la société.

Le deuxième moment va, lui, au contraire, insister sur le caractère différentiel de la socialisation. Pourtant, il est difficile d’en établir clairement un point de départ, y compris à de simples fins de périodisation pédagogique. Très tôt en effet les sociologues ont pris conscience de la diversité des formes de socialisation. Ayant retenu de leurs influences croisées avec les anthropologues, notamment dans le cadre de l’école fonctionnaliste, que la socialisation varie selon les cultures, ils ne tarderont pas à reconnaître qu’elle diffère selon les groupes sociaux au sein d’une même société. Ce sont les études sur la déviance et les sous-cultures qui sont responsables de la première scission importante à l’intérieur d’une conception unitaire de la socialisation (une logique d’interprétation relayée par la suite par les études féministes ou portant sur les générations, montrant le caractère différentiel de la socialisation des sexes ou des classes d’âge). Les interprétations se succéderont en cascade : les individus, en fonction de leurs groupes d’appartenance, n’intériorisent pas les mêmes modèles culturels ; tous les individus, d’ailleurs, ne parviennent pas à être correctement socialisés ; il y a un grand nombre de conflits d’orientation possibles entre les fins et les moyens légitimes ; la socialisation cesse d’être un principe magique d’intégration et se transforme dans un processus soumis à l’antagonisme social…

Il n’est pas abusif d’associer, dans l’histoire de la pensée sociologique, cette famille large d’inflexions, à ce que Gouldner aura désigné comme la « crise de la sociologie occidentale » (Gouldner, [1970] 1971). À partir des années soixante en effet, la sociologie américaine effectue un important détour par l’individu sous différentes formes dont le point de départ est souvent une mise en question du modèle du personnage social. C’est notamment la forte correspondance entre les dimensions subjectives et objectives — supposée être justement assurée par la théorie de la socialisation — qui est au centre des critiques. Mais les perspectives critiques ont considérablement varié allant de Goffman à l’ethnométhodologie, en passant par l’interactionnisme symbolique ou la phénoménologie.

N’ayant pas l’espace de présenter en détail cette histoire intellectuelle, je me centrerai sur son cœur analytique : l’exploration croissante des dimensions plurielles et contradictoires de la socialisation. En effet, la reconnaissance de la diversité de sous-cultures, n’a pas vraiment remis en cause le caractère unitaire du processus de socialisation lui-même. La véritable rupture sera introduite par Berger et Luckmann, au travers de la distinction, devenue depuis célèbre, entre la socialisation primaire (celle de la prime enfance) et la série des socialisations secondaires auxquelles chaque individu est soumis tout au long de sa vie (Berger, Luckmann, [1966] 1986). La socialisation cesse d’être un processus unique et fini, et devient une réalité ouverte et multiple. La variable temporelle, largement bannie dans le moment précédent, prend alors une importance décisive. Notons-le : c’est la prise en compte de cette dimension diachronique et la reconnaissance d’une société de plus en plus différenciée qui est à la racine de conceptions conflictuelles de la socialisation, comme dans les études sur la névrose de classe (Gaulejac, 1987), mais également à la base des inflexions plus récentes que connaît en France le dispositionnalisme, notamment sous forme d’un ensemble hétérogène de plis individuels incorporés par l’acteur sous forme d’une pluralité d’habitudes (Lahire, 1998 ; Kaufmann, 2001).

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En schématisant à l’excès, il est possible d’affirmer qu’à la différence de la version canonique du personnage social, ces regards sociologiques vont mettre en relief une série de distances entre l’individu et le monde. Que ce soit au travers des stratégies de la mise en scène de soi, des incongruences statutaires, des ambivalences normatives, des contradictions entre habitudes, il devient de plus en plus évident que, dans un nombre croissant de contextes, l’individu n’est plus parfaitement ajusté à une situation. Et dans la mesure où les principaux traits de l’acteur ne peuvent plus être ramenés entièrement à une position sociale conçue d’une manière unitaire et homogène, les sociologues vont prêter davantage d’attention à l’individu lui-même. L’étude de la socialisation connaît ainsi une variation dans son accentuation analytique : hier, elle était analytiquement subordonnée au problème du maintien de l’ordre social ; aujourd’hui, elle s’intéresse davantage, en se centrant sur l’individu, à la multiplicité de ses facettes. L’ordre social étant théorisé comme plus contingent, la sociologie prend davantage conscience de la complexité de l’individu.

La subjectivation.
L’étude de la subjectivation est indissociable de la conception d’une modernité soumise à l’expansion continue du processus de rationalisation, à savoir, l’expansion de la coordination, de la planification, de la prévision croissante dans toutes les sphères de la vie sociale (de l’économie au droit, de la politique à l’art comme l’a énoncé Weber). C’est sur l’arrière-plan de ce mouvement de contrôle social, que se pose la problématique fondamentale de la subjectivation : comment parvenir à imaginer la possibilité d’une émancipation humaine ? Comme nous le verrons, l’histoire de cette perspective résulte d’une double mise. La première se situe entre la prise en compte d’un niveau proprement individuel (le sujet personnel) et de l’existence d’un acteur collectif susceptible de l’incarner (le sujet collectif), et la seconde, entre un souci de libération stricto sensu (l’émancipation) et une volonté croissante de contrôle social (l’assujettissement). Par souci de clarté analytique nous avons opté pour nommer (ci-dessus en italiques) de manière quelque peu arbitraire chaque élément de sa démarche intellectuelle, afin de souligner, comme dans la perspective précédente, la prise en considération croissante des dimensions proprement individuelles.

La première grande lecture de la subjectivation associe étroitement la notion de sujet collectif et le projet d’émancipation. C’est dans le climat hégélien de la lecture que Lukacs a fait de l’œuvre de Marx que l’on trouve la première formulation achevée de cette problématique. Face à l’exploitation capitaliste et à l’aliénation qu’elle engendre (rationalisation), se dresse un acteur particulier — le prolétariat — qui, identifié comme le sujet collectif de l’histoire, est investi d’une mission universelle d’émancipation.

Certes, nous avons largement rompu, et avec ce langage, et avec cette conception à peine laïcisée de l’histoire. Pourtant, oublier à quel point, pendant une longue phase de son avatar, la subjectivation fut, dans la pensée sociale, associée, de près ou de loin, à cette représentation spécifique, empêche tout simplement de comprendre la situation contemporaine. Revenons donc un instant au langage de Lukacs. Pour lui, comme pour tout le marxisme occidental, et plus largement pour l’essentiel de la pensée de l’émancipation jusque dans les années soixante-dix, c’est à cause de la situation qu’il occupe dans le processus productif, et compte tenu donc de ses intérêts objectifs de classe, que le prolétariat pouvait appréhender la société en tant que totalité. La « supériorité du prolétariat sur la bourgeoisie », réside dans sa capacité à « considérer la société à partir de son centre, comme un tout cohérent et, par suite, d’agir d’une façon centrale, en modifiant la réalité ; en ce que, pour sa conscience de classe théorie et praxis coïncident, en ce que, par suite, il peut jeter dans la balance de l’évolution sociale sa propre action comme facteur décisif » (Lukacs, [1923] 1960, p. 94). Une supériorité indirecte pourtant. Pour se matérialiser, il faut que le prolétariat dépasse la dispersion d’événements et la réification dans lesquelles le plonge l’organisation productive capitaliste, et qu’il accède à sa véritable conscience et mission de classe. Ce n’est qu’à ce prix que le prolétariat peut être « le sujet-objet identique de l’histoire » (Lukacs, [1923] 1960, p. 243). Plus simplement : le prolétariat (par le biais du Parti…) est l’acteur, le sujet collectif, où la connaissance de soi-même peut coïncider avec la connaissance de la société comme totalité. Comme dans la phénoménologie hégélienne, l’Histoire, avec le prolétariat, se dote de sa propre conscience. Si l’objectivation est un miroir des actes du sujet et si la réification est une mauvaise objectivation (reflet d’un « mauvais » — en fait d’un « faux » sujet — égaré par le capitalisme et la culture bourgeoise), le prolétariat, lui, est censé être le « bon » sujet  de l’histoire, en fait, le sujet collectif porteur de la subjectivation émancipatrice de tout le genre humain.

Ce langage peut aujourd’hui prêter à sourire. Il n’en reste pas moins que la structure analytique de cette matrice y est bien décrite : un principe de domination (ici la réification engendrée par le capitalisme) et un principe d’émancipation organisé autour d’un sujet collectif (ici, le prolétariat). Mais au sein de cette dynamique intellectuelle, la prise en considération des aspects proprement individuels, lorsqu’elle existe ne peut qu’être qu’un moment annexe de l’analyse, sinon sans valeur, en tout cas, sans grand intérêt intellectuel, puisque la subjectivation appartient à l’ordre de l’histoire et aux mouvements sociaux. Faut-il vraiment rappeler que dans cette école de pensée, le mot de « socialisation » désignait immédiatement dans les esprits la collectivisation de moyens de production ? Ce n’est pas une boutade. C’était cette collectivisation qui était censée permettre la subjectivation de l’humanité tout entière.

Le projet de subjectivation fut donc dans un premier moment adossé à un sujet collectif et essentiellement compris en termes émancipateurs. C’était à partir de l’action virtuelle d’un sujet de l’histoire (qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou du prolétariat, avant que la forme du récit s’applique à bien d’autres groupes sociaux — les minorités ethniques, le Tiers-monde, les femmes, les étudiants…) que cette possibilité était toujours explorée.

Cette perspective connaîtra entre les années 60 et 70 une véritable rupture. Ce que d’une manière polysémique (et pas toujours avec la clarté nécessaire) on a appelé la « mort du sujet », a entraîné l’épuisement, plus ou moins définitif, de la formulation enchantée de la subjectivation. Pour la sociologie, par des voies souvent sinueuses, une conséquence majeure finira par s’imposer : en affaiblissant le substrat normatif et émancipateur sur lequel reposait le projet collectif de subjectivation, sa face négative prendra le devant de la scène, ouvrant à une vision plus pessimiste et désenchantée. La domination y prend même parfois une forme tentaculaire qui empêche toute forme de subjectivation émancipatrice.

Pour aller vite, ce déplacement et ce renversement peuvent être largement associés au « moment Foucault », lui-même caractérisé par deux grandes inflexions. La première, sans doute la plus importante, transforme le projet collectif et émancipateur de la subjectivation en un processus individualisant d’assujettissement. Le sujet devient un effet de pouvoir ; il est le résultat de l’ensemble « des douceurs insidieuses, des méchancetés peu avouables, des petites ruses, des procédés calculés, des techniques, des “sciences” en fin de compte qui permettent la fabrication de l’individu disciplinaire » (Foucault, 1975, p. 315). Le sujet est une conséquence directe des pratiques d’examen, de confession et de mesure. Le déploiement de la rationalisation est donc synonyme de la constitution d’une subjectivité soumise de manière croissante à des disciplines corporelles, à l’aide de tout un appareillage de discours vrais. Le sujet n’est plus rien d’autre alors, qu’une réalité fabriquée par une technologie spécifique de pouvoir.

Si cette critique a rencontré autant d’écho c’est parce que, au-delà de son brio intrinsèque, elle reflétait un sentiment collectif d’usure et de méfiance envers la libération promise par le projet du sujet collectif de l’histoire. La subjectivation était restée sans support collectif, et elle n’était pas encore conçue comme un projet éthique individuel. Mais le « moment Foucault » ne signale pas seulement la sortie radicale et critique de la version émancipatrice du sujet collectif, et le règne absolu de l’assujettissement ; il marque aussi l’entrée, problématique et parfois quelque peu obscure, vers la subjectivation individuelle. C’est d’ailleurs, comme on le sait, le paradoxe fondamental de son œuvre : sa volonté constante de montrer un pouvoir et un assujettissement croissants, et sa volonté, sournoise, mais non moins constante, d’envisager une possibilité d’émancipation. Dans la dernière étape de sa vie intellectuelle, la réponse de Foucault, lors d’un long détour par l’Antiquité classique jusqu’aux premiers siècles du christianisme, consiste à isoler un modèle éthique contraignant les individus à chercher, de manière singulière, leur propre « technique de vie ». Il s’agit pour chacun de trouver en soi-même la manière de se conduire et, surtout, de se gouverner. La liberté à atteindre « est plus qu’un non-esclavage, plus qu’un affranchissement qui rendrait l’individu indépendant de toute contrainte extérieure ou intérieure ; dans sa forme pleine et positive, elle est un pouvoir qu’on exerce sur soi-même dans le pouvoir qu’on exerce sur les autres » (Foucault, 1984, p. 93). Pour Foucault, cette attitude est un savoir-faire qui instaure un rapport de soi à soi-même, puisqu’il ne s’oriente ni sur une codification des actes (sur une morale basée sur le renoncement à soi) ni vers une herméneutique du sujet (qui chercherait les désirs dans les arcanes du cœur) mais vers une esthétique de l’existence, une sorte de technique de vie qui cherche à distribuer les actes au plus près de ce que « demande » la nature, et qui par-là même, est la possibilité de se constituer comme sujet maître de sa conduite. Le souci de soi désignerait ainsi justement pour les anciens une maîtrise de soi obtenue en dehors des règles imposées par la contrainte sociale et l’assujettissement. L’émancipation devient ainsi un projet de subjectivation personnelle.

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Les études contemporaines de la subjectivation se définissent tout à la fois en descendance, en rupture et en inflexion avec ces deux grands moments. D’une part, certaines s’efforcent de cerner, dans une descendance plus ou moins explicite avec l’œuvre de Foucault, de nouvelles formes et principes de l’assujettissement, tout en cherchant en même temps, de nouveaux lieux possibles de résistance. Certains travaux ont repris en France cette tradition (Vincent, 1980 ; Bayart, 2004), mais c’est notamment à l’étranger que s’est poursuivi l’essentiel de cette inspiration, dans une relation pour le moins problématique avec la sociologie, que ce soit du côté des études féministes (Butler, 1990), des études post-coloniales (Bhabha, 1994), ou encore, dans les travaux plus récents sur la subjectivation dans l’Empire (Hardt, Negri, 2000).

Mais d’autre part, en renouant d’une manière fort critique avec la tradition marxiste, certains auteurs s’efforcent d’établir un nouveau lien entre les dimensions du sujet historique et du sujet personnel, en étudiant notamment les possibilités de construction de soi produites, collectivement, dans les nouveaux mouvements sociaux, mais en s’intéressant de près, à la différence notoire de l’ancienne version marxiste, à leurs déclinaisons singulières. Il s’agit souvent de montrer à quel point un ensemble de thèmes abordés par les nouveaux mouvements sociaux sont devenus des préoccupations et des possibilités d’émancipation individuelles. Que ce soit du côté des expériences des femmes, des minorités sexuelles ou ethniques, ou de diverses explorations associées à la contre-culture, il s’agit toujours de cerner les nouvelles formes de fabrication personnelles de soi induites par le processus de subjectivation collective. Il s’agit donc toujours, en dépit des inflexions, d’étudier la relation entre l’émancipation et l’assujettissement. Pour les auteurs travaillant dans cette optique, il est tout simplement faux de penser que les individus puissent créer, librement et de manière autonome, leur « existence ». La subjectivation se définit toujours, que ce soit de manière directe ou indirecte, en relation à une action collective et elle est dès lors inséparable d’un conflit social et de rapports de pouvoir. Elle peut ainsi s’exprimer, par exemple, soit comme la quête de la dimension du sujet que l’on porte en soi, à travers un conflit sans relâche contre l’emprise permanente de la société sur soi (à la fois contre le monde des marchandises et contre les forces communautaires) (Touraine, 1997), soit comme une possibilité d’exploration de soi grâce à une augmentation de l’initiative individuelle rendue possible par la contestation culturelle (Melucci, 1982).

En résumé : ce qui est décisif dans l’économie conceptuelle de l’étude de la subjectivation est la prise en compte, de plus en plus fine, et de plus en plus individualisante, du couple émancipation-assujettissement. Moins cependant sous la forme d’un pur basculement du sujet collectif vers le sujet personnel, que par un engagement plus ferme et plus riche dans l’étude de ses dimensions singulières, toujours en relation avec un projet politique ou éthique de réalisation de soi. À propos de la subjectivation, le rapport à soi est toujours étudié comme le résultat d’une opposition entre les logiques du pouvoir et leur contestation sociale.

L’individuation.
La voie de l’individuation étudie les individus au travers des conséquences qu’induit, pour eux, le déploiement de la modernité. Dans la belle caractérisation de Wright Mills, il s’agit de « comprendre le théâtre élargi de l’histoire en fonction des significations qu’elle revêt pour la vie intérieure et la carrière des individus » (Wright Mills, [1959] 1997, p. 7), une équation qu’il a énoncée, sans vraiment avoir eu néanmoins le temps de la développer avec précision, comme articulant les enjeux collectifs de la structure sociale et les épreuves personnelles assaillant les individus. La visée de cette matrice est donc bel et bien d’établir une relation sui generis entre l’histoire de la société et la biographie de l’individu.

La dynamique essentielle de l’individuation combine un axe proprement diachronique avec un axe proprement synchronique, s’efforçant d’interpréter à l’horizon d’une vie — ou d’une génération — les conséquences de quelques grandes transformations historiques. C’est l’articulation entre ces deux axes qui explicite la spécificité de cette démarche, à savoir l’interrogation sur le type d’individu que fabrique structurellement une société. Les différents processus sociaux, liés à des changements économiques, politiques ou culturels, ne restent pas à l’arrière-plan, en se limitant à une forme de « décor » lointain, mais au contraire, sont montrés à l’aide d’un outillage intellectuel spécifique, les manières concrètes par lesquelles ils s’inscrivent dans les existences individuelles. En bref, une sociologie de l’individuation s’affirme comme une tentative pour écrire et analyser, à partir de la prise en compte de quelques grands changements historiques, la production des individus (Martuccelli, 2004). La question n’est pas alors de savoir comment l’individu s’intègre ou se libère, mais de rendre compte des processus historiques et sociaux qui le fabriquent, en fonction de diversités sociétales. Et ici aussi le mouvement théorique général a consisté à passer de la prise en compte privilégiée des facteurs d’individuation à l’identification et l’analyse des épreuves de l’individuation.

Le premier grand moment de l’individuation s’est notamment intéressé aux grands facteurs structurels de l’individuation. Peu d’éléments sociétaux ont été dans un premier moment autant mobilisés pour rendre compte de l’émergence de l’individu que le degré de différenciation sociale atteint par une collectivité. Le raisonnement est depuis devenu canonique dans la sociologie : à une société homogène, peu différenciée, avec peu de cercles sociaux, correspond un individu faiblement singularisé (et soumis à la « tradition ») tandis qu’une société complexe, hautement différenciée, produit un individu fortement singularisé (l’acteur de la « modernité »). L’individu apparaît ainsi comme une des conséquences majeures d’une société plus différenciée, où il appartient à une pluralité de cercles sociaux, croise un nombre chaque fois plus élevé d’inconnus, est soumis à une plus grande stimulation nerveuse de la part de l’environnement urbain, est destiné à accomplir un nombre croissant de tâches sociales (Simmel, [1908] 1999).

Mais si la manière de concevoir l’individu est inséparable de la différenciation sociale, encore faut-il ne pas le réduire à cette seule dimension. L’histoire de l’individu en Occident est en effet à relier à une série d’autres facteurs importants. Il n’est ainsi pas exagéré d’affirmer qu’il n’y aurait certainement pas d’individu, de la manière dont nous le concevons aujourd’hui, dans les actes les plus ordinaires de la vie sociale, sans la mise en place, à la fin de l’Ancien Régime, d’un marché de travailleurs libres contraints de vendre leur force de travail. C’est dire à quel point l’individu est impossible à dissocier de l’importante production juridique qui lui donne justement sa valeur centrale dans la modernité, et impose la représentation d’un sujet muni d’une liberté fondatrice le rendant responsable de tous ses actes, bref, de l’intronisation de l’individu comme le principal vecteur de droit. Plus encore. Ces exigences proprement économiques et cette production législative autour de l’individu vont connaître un prolongement majeur du côté de la pratique institutionnelle et des politiques publiques. Elles vont ainsi, pour chaque période, re-définir ses attentes et ses contours sociaux. C’est par le biais de cet ensemble de facteurs, que les acteurs sont véritablement fabriqués en tant qu’individus.

Autrement dit, dans ce premier moment, l’analyse s’est davantage centrée sur les facteurs d’individuation (comme les appelait déjà d’ailleurs Durkheim) que sur les expériences des individus. D’où la place importante très vite octroyée aux études sur les représentations historiques de l’individu — la « personne » (Mauss, [1938] 1997). L’idée d’individu souligne, même si son évidence sociale tend aujourd’hui paradoxalement à l’obscurcir, une représentation particulière de l’acteur, affirmant qu’il s’agit d’un tout unique et détaché qui existe par lui-même (Dumont, 1983). C’est dire à quel point l’étude de l’individuation est indissociable d’une représentation historique et normative particulière.

Comme pour les deux démarches précédentes, l’attention s’est progressivement portée sur les expériences des individus et leurs épreuves sociales. Cette tendance a même connu un véritable emballement et renouvellement depuis une vingtaine d’années, autour de ce qu’on aura appelé l’individualisation. Derrière cette notion, notamment en Allemagne et en Angleterre, et d’une manière un peu différente et moins consensuelle en France, se répand l’idée que dans la mesure où la société (ou les institutions) ne sont plus censées transmettre de manière harmonieuse des normes d’action, il revient aux individus de donner un sens, grâce notamment à l’expansion de la réflexivité, à leurs trajectoires (Beck, [1986], 2001 ; Giddens, 1991 ; Dubet, 1994 ; Bauman, 2001). Notamment pour Beck, l’individualisation serait liée à la seconde modernité et à l’émergence d’un nouvel individualisme institutionnel : les principales institutions de la société seraient désormais orientées vers l’individu, contraignant alors chaque personne à développer et assumer sa propre trajectoire biographique. Une des tâches majeures de la sociologie serait même dès lors de rendre compte des conséquences ambivalentes de cette injonction à devenir un individu. L’individualisation désigne donc un nouvel équilibre dans la relation entre la société et l’individu.

Mais si l’individu, et ses dimensions personnelles, sont de plus en plus finement abordées (de l’intimité à la sexualité, des exigences de la formation continue aux expériences professionnelles diverses…), cela n’estompe pas, de même que dans les deux perspectives précédentes, le noyau analytique de cette démarche. Y compris lorsqu’on se penche très finement sur les individus, ce qui retient l’attention ce sont d’une part les conséquences, auprès des acteurs, des changements sociaux en cours et d’autre part, le mode historique d’individuation qui se forge dans une période. Ce qui est, et reste au cœur de l’analyse, en dépit, insistons, du degré de minutie atteint dans la description, c’est le fait que l’individu est sollicité d’une manière de plus en plus singulière par un ensemble d’institutions sociales (éducation, droits, opportunité d’emploi, processus de mobilité sociale…), l’enjoignant de développer une biographie personnelle de plus en plus singulière — ce que souligne d’ailleurs justement la notion d’individualisation.

L’incertitude ou les risques, les transformations professionnelles ou identitaires, les métamorphoses urbaines ou de la vie famiale, les changements dans la consommation ou dans les pratiques alimentaires, compris comme les éléments-clé d’une condition historique spécifique à une phase de la modernité, ne sont pas alors mobilisés comme un décor, mais sont le coeur de la démarche (Ehrenberg, 1995; Dubar, 2000; Singly, 2003). L’analyse macro-sociologique est toujours en quelque sorte plus importante que les constats microsociologiques établis et la prise en compte synchronique de l’individuation se fait toujours en étroite relation avec un axe diachronique et historique. L’intérêt sociologique croissant pour le travail de l’acteur est la conséquence d’une représentation d’ensemble sur la vie sociale : si l’individu devient un objet majeur de réflexion, c’est parce que désormais les changements sociaux sont mieux visibles à partir des biographies individuelles que des sociographies de groupes ou de classes sociales.

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L’enjeu d’une sociologie de l’individuation est donc de parvenir à cerner les divers défis auxquels sont confrontés les individus dans la condition moderne. En fonction des stratégies de recherche ou des problèmes soulevés, l’étude peut être plus ou moins fine ou en rester à un niveau plutôt historique. Mais il ne s’agit là que d’une affaire d’échelle. En revanche, dans tous les cas de figure, l’étude de l’individuation se doit d’accorder le primat analytique aux changements historiques quitte, qu’il s’agisse de les aborder plutôt comme ce fut le cas dans le premier moment en tant que facteurs macro-sociologiques d’individuation, ou plutôt, sous la forme d’une série d’expériences ou d’épreuves d’individuation comme cela tend à être le cas dans un deuxième moment.

Dans l’étude des modes d’individuation, l’individu est au point de départ et d’arrivée de l’analyse mais il n’est jamais, vraiment, et pour paradoxal que cela puisse paraître, le véritable objet de l’étude. Au point de départ : c’est à ce niveau, y compris pour des raisons méthodologiques, que l’analyse s’enracine dans un premier moment. Au point d’arrivée : une fois l’excursus analytique accompli, ce sont bien les principales manières possibles dont on peut être un individu qui ont été décantées. Mais entre les deux, l’analyse envisage un nombre important de facteurs ou d’épreuves qui, même limités pour des raisons de recherche, n’en constituent pas moins la véritable chair de l’étude.

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Résumons, pour conclure, en sept grands points, les étapes que nous venons de présenter.

1. Si l’individu est un ressort théorique important de la sociologie actuelle, ce rôle est à replacer dans une histoire qui lui dicte sa véritable portée et signification.

2. L’étude de l’individu dans la sociologie s’effectue principalement au travers de trois grandes perspectives : la socialisation, la subjectivation et l’individuation. Chacune d’entre elles se caractérise par un noyau problématique spécifique.

3. Sur un registre historique, il est possible de repérer, au sein de chacune de ces trois démarches, un mouvement théorique commun : à savoir, une prise en considération croissante des dimensions proprement individuelles.

4. Ce mouvement théorique d’ensemble se décline différemment en fonction des trois perspectives. Les références tous azimuts à l’individu ne doivent pas ainsi cacher la différence des problématiques et des interrogations dont il est l’objet.

5. Ces trois voies sont des modèles analytiques purs, et très souvent donc, les études sociologiques empruntent des chemins transversaux. Mais ces hybridations n’étant jamais vraiment homogènes, il est toujours possible de repérer dans les travaux réalisés une matrice principale, c’est-à-dire le noyau problématique au sein duquel s’inscrit une recherche. Un auteur comme Elias illustre ce point à la perfection. Si son étude de l’individu emprunte, sans aucun doute, aux trois matrices, son unité s’organise autour du noyau problématique propre à la subjectivation, comme en atteste l’équation qu’il essaye d’établir, dans la double descendance de Weber et de Freud, entre le polissage des mœurs privées et le monopole de la violence légitime exercé par l’État (Elias [1939] 1991 ; [1939] 1975). C’est le processus de rationalisation et les formes de subjectivation qu’il engendre qui sont au cœur de ses études.

6. Chacune de ces perspectives a une sensibilité sociologique spécifique. L’étude de la socialisation ouvre souvent vers une sociologie psychologique ; la subjectivation est une variante d’une sociologie politique ; l’individuation est une sociologie historique d’un type particulier.

7. Enfin, la question sociologique cernée par chacune de ces perspectives est différente. Dans la socialisation les dimensions psychologiques (en réalité, certaines représentations psychologiques, cognitives ou dispositionnelles) de l’individu sont au centre de l’analyse. Dans la subjectivation, la compréhension sociologique de l’individu passe par l’étude des processus de domination à l’œuvre (la dynamique entre assujettissement et émancipation). Dans l’individuation, ce sont les contours historiques de la condition moderne et leur traduction au niveau des expériences des individus qui sont au cœur de l’analyse.

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