Conatus
Définition: « Selon Pierre Bourdieu, l’agent est mû par un conatus, une tendance à persévérer dans son être, qui l’incline à poser des choix. L’agent actualise en permanence, par sa pratique, un être qui fluctue au fil de l’action et de l’expérience et vers lequel il tend. » (Hilgers, 2006, n. 20)
Explication: « Le conatus, qu’est-ce que c’est ? Le conatus, dit Spinoza dans L’Ethique (proposition 6 de la partie III), c’est l’effort que chaque chose déploie "pour persévérer dans son être" – ce qui est une définition assez abstraite. Mais, si vous voulez, d’un point de vue un petit peu plus concret, le conatus, c’est un élan de puissance, c’est une activité indéfinie, c’est un momentum, c’est un effort pour effectuer au maximum cette puissance, et cela peut prendre la forme d’une pulsion d’expansion. » (Lordon, 2006) Par exemple, « il y a le conatus de l’universitaire qui persévère dans l’être en tant que chercheur, en tant que professeur ; le conatus de l’homme politique qui persévère dans l’être en tant que futur élu, futur dirigeant, etc. » (ibid.) Dans un exemple (reproduit plus bas), Frédéric Lordon évoque le « conatus pronateur » de l’homme d’affaires qui lance des OPA afin de prendre le contrôle d’autres entreprises.
Le « conatus essentiel » et le « conatus actuel » (selon Frédéric Lordon). « Le concept de conatus tel qu’il est défini dans L’Ethique (je le rappelle : cet effort que déploie chaque chose en vue de « persévérer dans son être ») est un concept qui fait éminemment sens du point de vue de l’ontologie de l’activité de Spinoza (telle qu’elle est exposée dans la première partie de L’Ethique), mais c’est un concept qui parlerait avec peine à des chercheurs en sciences sociales. Parce que, « persévérer dans l’être », qu’est-ce que ça veut dire, en fin de compte ? Là, on est dans la métaphysique. Persévérer dans l’être, du point de vue des sciences sociales, ça ne veut rien dire. Ce que les chercheurs en sciences sociales connaissent, en revanche, ce sont les efforts de persévérer dans l’être, en particulier sous telle ou telle forme, de persévérer dans telle ou telle forme de l’être social, dans telle ou telle raison sociale, c'est-à-dire de persévérer dans l’être en tant que ceci ou cela. Alors, pour marquer cette différence, j’ai choisi de qualifier le conatus des philosophes (le conatus de Spinoza) de « conatus essentiel ». Le conatus essentiel, c’est un effort générique et intransitif, c’est une force désirante qui ne s’est pas encore connue de point d’application, qui ne sait pas encore vers quoi elle va s’orienter et qui se trouve donc à l’état sous-déterminé. Ce complément de détermination de conatus essentiel, il va le trouver dans le monde social, par des déterminations sociales et historiques qui vont, d’un conatus intransitif, en faire un conatus transitivé, c'est-à-dire orienté, dirigé, muni de ses points d’application, désirant ceci plutôt que cela, tâchant de persévérer de cette façon plutôt que de telle autre. Par exemple, si on considère des actualisations je dirais vocationnelles du conatus (mais il pourrait y en avoir plein d’autres : il y a le conatus de l’universitaire qui persévère dans l’être en tant que chercheur, en tant que professeur ; le conatus de l’homme politique qui persévère dans l’être en tant que futur élu, futur dirigeant, etc.), ce conatus-là, je l’appelle le « conatus actuel ». Et, finalement, d’une certaine manière, il m’est apparu que ce conatus actualisé (ou conatus actuel) – en tout cas sous des formes de l’actualisation vocationnelle dont je viens de parler – il avait beaucoup à voir avec ce que Pierre Bourdieu appelle l’illusio. » (Lordon, 2006) Exemple : le « conatus pronateur » de l’homme d’affaires. « Me semble-t-il (en tout cas c’est l’hypothèse que ce livre [Frédéric Lordon, L'intérêt souverain. Essai d'anthropologie économique, La Découverte, avril 2006] soumet à la discussion), le conatus, en tant qu’il est foncièrement l’intéressement à soi, son geste premier, son geste le plus brut, le plus sauvage, c’est de prendre pour lui, c’est de capter, c’est de saisir. Le conatus, il est spontanément prédateur et pronateur. [...] L’OPA constitue un cas typique. Je me souviens d’une phrase qui, là aussi, avait fait tilt, d’un proche qui décrivait Claude Bébéar expert en OPA et en saisies capitalistiques de toutes sortes et qui faisait des métaphores cynégétiques à base de gibiers, de chasseurs, etc., et qui disait : "Quand il a pris quelque chose, il dit : j’ai mis la main dessus !" La pronation, physiquement, c’est ça : c’est la torsion interne de l’avant-bras pour mettre la main sur un objet. Donc, si vous voulez, dans ces conditions, il n’est pas difficile de faire entendre que si le prendre est l’une des expressions les plus sauvages du conatus, alors c’est là le péril social par excellence. La violence va naître d’une pronation de choses disputées. La violence sociale primordiale c’est celle du choc de conatus pronateurs antagonistes. Et alors, toute la question, à partir de là, c’est de savoir comment les communautés humaines vont se débrouiller pour résister à la décomposition violente que les conatus pronateurs portent en germe. C'est-à-dire : comment vont-elles parvenir à accommoder la violence pronatrice. Et, cette violence, il faut qu’elles l’accommodent. Parce que, l’extirper, il n’en est pas question. Spinoza nous le dit bien : Le conatus, c’est l’essence de l’homme (L’Ethique, proposition III-7). Si vous ajoutez à cela que le geste spontané du conatus – c’est mon hypothèse – est pronateur alors, effectivement, les pulsions pronatrices conatives sont la donnée de base de ce que j’appellerais schématiquement le problème du social. » (Lordon,2006)