Prénotion (terme d’Émile Durkheim)
Explication: Durkheim emprunte le terme de « prénotions » au théologien et philosophe anglais du XIIIe siècle, Roger Bacon. Le sociologue français définit les prénotions comme des « représentations schématiques et sommaires dont nous nous servons pour les usages courants de la vie » (Durkheim, 1895, 1996, p. 19). Ce sont des « fausses évidences » (ibid., p. 32) qui, à force d’être répétées finissent par être considérées comme des réalités sociales : « Non seulement elles sont en nous, mais, comme elles sont un produit d'expériences répétées, elles tiennent de la répétition, et de l'habitude qui en résulte, une sorte d'ascendant et d'autorité » (ibid., p. 19). Dit encore autrement, les prénotions sont des préjugés, des idées que l’on se fait de la réalité sociale, mais qui ne sont pas la réalité sociale elle-même. Durkheim indique que les prénotions n'épargnent personne, pas même les intellectuels (les « penseurs ») en sciences sociales de son époque. Il ne s'en prend à eux ni de manière frontale ni nommément, mais sa critique n'en est pas moins forte. Il leur reproche de ne travailler qu’à partir de prénotions. Pour Durkheim, la manière dont on étudie le social à la fin du XIXe siècle est un peu l’équivalent des méthodes qu'utilise l’astrologie par rapport à celles de l’astronomie, ou encore de l’alchimie par rapport à celles de la chimie (ibid., p. 17). Bref, la façon dont on pense le social n’est pas du tout scientifique ; les intellectuels qui s’intéressent à la société confondent la réalité sociale avec les idées communément admises sur cette réalité sociale. Et, puisque ces intellectuels utilisent les prénotions comme s'il s'agissait de vérités, ils ne prennent pas la peine d’étudier réellement les « faits sociaux ». Une fois ce constat établi, on aura compris que Durkheim insiste sur la nécessité de lutter contre les prénotions : « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » (ibid.,
p. 31). « Elles sont comme un voile qui s’interpose entre les choses et nous et qui nous les masque d’autant mieux qu’on le croit plus transparent » (ibid., p. 16). « Il faut donc que le sociologue s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques » (ibid., p. 32). Cette règle (écarter les prénotions, douter de ce qui semble évident) est « la base de toute méthode scientifique » (ibid., p. 31). Durkheim se réfère d’ailleurs au « doute méthodique » de Descartes : « Si, au moment où il va fonder sa science, Descartes se fait une loi de mettre en doute toutes les idées qu’il a reçues antérieurement, c’est qu’il ne veut employer que des concepts scientifiquement élaborés ; tous [les concepts] qu’il tient d’une autre origine doivent donc être rejetés, au moins provisoirement » (ibid., pp. 31-32).
Durkheim était-il épargné par les prénotions ? Puisque les prénotions n'épargnent personne, on peut supposer qu'elles n'épargnent pas Durkheim lui-même. En lisant De la division du travail social, on peut effectivement relever des propos qui semblent pouvoir être qualifiés de prénotions. Il écrit, par exemple : « qui a vu un indigène les a tous vus. Au contraire, chez les peuples civilisés, deux individus se distinguent l’un de l’autre au premier coup d’œil » (Durkheim, 1893, 1998, p. 104). Il s'agit d'une affirmation relevant plus de l'idéologie colonialiste de l'époque que d'une vérité scientifiquement démontrée. Toujours dans le même livre, Durkheim écrit : « il n'y a qu'à comparer l'ouvrier avec l'agriculteur ; c'est un fait connu que le premier est beaucoup plus intelligent » (ibid., p. 256). Là encore, cette affirmation ne se base visiblement sur aucune étude sérieuse : dire qu'il s'agit d'« un fait connu » semble indiquer que la seule "preuve" dont Durkheim dispose est qu'elle est communément admise par la population.
Autre explication (selon Olivesi). « Dans la conversation ordinaire le recours à des notions aussi floues que "les jeunes", "l'opinion publique", "le pouvoir" se conçoit. Mais dès qu'il s'agit de connaître la réalité, ces notions révèlent leur caractère de prénotions, d'ensemble de préjugés trompeurs, véritables obstacles à la connaissance. Ces prénotions sont d'autant plus dangereuses qu'elles ont pour elles la force de l'évidence. La conquête du vrai a donc pour condition première la neutralisation des préjugés qu'elles véhiculent. S’il ne maintient pas une vigilance critique de tous les instants et s’il ne s'érige pas contre les évidences trompeuses, le chercheur croira décrire la réalité quand il ne fera qu'évoquer les représentations déterminées à partir desquelles il l'appréhende. Il parlera alors des "jeunes" en général sans percevoir qu’il n’évoque que sa propre perception de ce qu’il croit être "les jeunes", comme si la réalité s'épuisait dans la vision très partielle et non moins partiale qu’il en a. » (Olivesi, 2007, pp. 236-237)